L’extraction minière d’uranium au Niger serait-elle l’une
des activités les plus sûres au monde ? Areva y exploite deux mines depuis
le début des années 1970 [1], et emploie aujourd’hui 2 600 personnes. Or, en un
demi-siècle, seuls sept dossiers de maladies professionnelles d’employés
travaillant dans les mines d’uranium d’Arlit et Akokan, dans le Nord-Niger [2],
ont été validés par la sécurité sociale nigérienne. Et sur les sept
travailleurs victimes de pathologies professionnelles, cinq sont des expatriés
français, indique Ousmane Zakary, du Centre de sécurité sociale de Niamey.
Seuls deux mineurs nigériens sont concernés, alors que le personnel nigérien
constitue 98% des employés d’Areva sur place. Une performance sanitaire !
L’extraction d’uranium ne serait-elle pas plus dangereuses
pour la santé des travailleurs que la culture d’oignon ou de mil ? Les
Français, dont une large part de l’électricité est produite grâce au minerai
nigérien – qui alimente un tiers des 58 réacteurs nucléaires – doivent-ils se
réjouir de l’attention portée par Areva à la santé de ses
salariés ?« Les mineurs d’uranium sont exposés à des radiations
ionisantes tant par irradiation externe qu’interne. Ils sont exposés dans les
carrières d’uranium, les mines souterraines, les usines d’extraction de
l’uranium, mais aussi à leur domicile et en ville », décrit pourtant Bruno
Chareyron, directeur du laboratoire de la Commission d’information et de
recherche indépendantes sur la radioactivité (Criirad). L’organisme a réalisé
de nombreuses analyses sur la présence de gaz radioactifs dans l’air, l’eau et
l’alimentation à Arlit. Dans cette zone, 35 millions de tonnes de déchets radioactifs
sont empilés à l’air libre depuis le début de l’exploitation. Au gré du vent,
du gaz radon et ses dérivés s’en échappent. Des substances « classées
cancérigènes pour l’homme par l’IARC [Centre international de recherche sur le
cancer] dès 1988 », précise l’ingénieur en physique nucléaire.
Pas de suivi médical pour les anciens mineurs
Pourquoi n’y a-t-il pas plus de maladies professionnelles
déclarées ? Soit Areva est effectivement exemplaire, soit ces maladies
professionnelles sont dissimulées, écartées des études et des statistiques. Au
Centre de sécurité sociale de Niamey, la capitale nigérienne, Ousmane Zakary
esquisse une réponse. C’est le médecin des filiales d’Areva en charge de
l’extraction (la Somaïr et la Cominak) qui doit alerter la sécurité sociale de
l’existence d’une maladie professionnelle au sein de son personnel. Puis un
médecin du travail mène une contre-expertise. Or « de nombreux ouvriers se
plaignent que le médecin de la Cominak leur pose des problèmes pour déclarer leur
maladie professionnelle. On essaye de leur cacher leur situation de
santé », témoigne Ousmane.
Pire : seuls les mineurs en activité peuvent recevoir
une prise en charge sanitaire de l’État nigérien. « Il n’y a pas de suivi
médical pour les anciens mineurs. Pourtant les maladies liées à la radiation se
déclarent souvent des années plus tard, décrit Ousmane. « Il y a quatre
ans, le directeur adjoint d’Areva au Niger et son DRH sont venus pour en savoir
plus sur la situation des anciens mineurs ». Cette visite n’a rien
changé : les anciens travailleurs des mines d’uranium du Niger ne sont
toujours pas couverts par leur ancienne entreprise ou par l’État.
« Ils sont tous morts ! »
Pourtant, les témoignages de malades ou de familles
d’anciens mineurs décédés affluent.« Mon mari faisait partie des premiers
agents de la Somaïr. Tous ses collègues sont morts, de cancers, de problèmes de
reins, de foie… Parmi ceux qui sont restés, beaucoup sont malades ou paralysés.
Mais on ne peut pas dire que c’est lié directement à l’irradiation,
il aurait fallu faire des études ! », se désole Hamsatou Adamou,
sage-femme, responsable de la maternité du centre médical d’Arlit, puis de la
Cominak.
Elle participe chaque semaine à la réunion de l’Association
des anciens travailleurs du secteur minier et leur famille (ATMSF), créée en
2009 par Boureima Hamidou. Cet ancien échantillonneur de la Cominak, victime de
ce qu’il considère comme un licenciement abusif, cinq ans avant sa retraite, a
décidé de se mobiliser pour les mineurs. Dans le local exiguë de l’association,
des sexagénaires patientent, tous atteints de paralysie, souffrant
d’insuffisance rénale ou de troubles pulmonaires. Des survivants. La plupart
des mineurs d’Arlit et Akokan qui ont travaillé entre les années 1970 et 1990 pour
le compte d’Areva ne sont plus là pour témoigner. « Ceux qui ont pris leur
retraite début 1990 n’ont pas tenu deux ans. Ils sont tous morts ! C’était
comme une épidémie ! », décrit Cissé Amadou, qui a travaillé vingt
ans comme cadre pour la Somaïr à Arlit.
De l’uranium à pleines mains
Ancien ouvrier de la Cominak, Mamane Sani fait partie de ces
chanceux qui ont survécu. Mais à quel prix… C’est l’heure de la prière. Le
frêle homme vêtu de son boubou ne parvient pas à laver son pied gauche, selon
le rituel musulman des ablutions. Depuis 1992, il est paralysé du côté gauche.
Une maladie qui s’est déclarée « trop tard » pour être reconnue. La
Cominak n’a pris en charge aucun frais de santé, malgré 25 ans passés à
travailler pour la société minière. Dans son travail, Mamane était au contact
direct avec le « yellowcake », un concentré d’uranium qui, une fois
enrichi, permet de produire de l’énergie nucléaire.
Plusieurs anciens mineurs pointent l’absence de
protection : « Je maniais directement l’uranium. Au début, les gants,
on ne savait même pas ce que c’était. Il n’y avait pas non plus de masques.
Tout ça est venu après », raconte Islam Mounkaïla, président de l’ATMSF,
et opérateur de fabrication dans l’usine de transformation de la Cominak pendant
20 ans. Des témoignages assez éloignés des déclarations d’Areva, premier
employeur privé du pays, qui affirme avoir « intégré la sécurité comme une
composante de son métier et [mettre] en place une politique de prévention
depuis le début de son implantation au Niger. »
Areva condamnée pour « faute inexcusable »
Areva a bien créé un comité de santé et sécurité au travail…
En 1999, 45 ans après l’ouverture de sa première mine. Le port de gants et de
masques de protection est aujourd’hui obligatoire pour tous les travailleurs
miniers, souligne Boureima Hamidou, qui dénonce cependant le manque de
formation chez les employés. Un progrès bien tardif. « Pour une maladie
professionnelle reconnue chez un salarié français ayant travaillé au Niger,
combien de morts et de malades dus à la radioactivité – rendus invisibles par
les choix d’organisation du travail – chez les travailleurs du Niger et dans la
population riveraine des mines et des usines d’uranium dans ce
pays ? » s’interroge Philippe Billard, de l’association Santé
sous-traitance du nucléaire-chimie. L’ancien « nomade du nucléaire »
réagissait à la mise en accusation d’Areva, devant le tribunal des Affaires
sociales de Melun, concernant le décès de Serge Venel, cadre de la Cominak de
1978 à 1985, mort d’un cancer. Areva a été jugée coupable de « faute inexcusable »
par la justice française. L’entreprise s’est empressée de faire appel.
Vers une action juridique d’envergure ?
Islam Mounkaïla, le président de l’ATSMF, se souvient bien
de Serge Venel : « C’était mon chef opérateur. Nous étions beaucoup
plus exposés que lui : en tant que mécanicien, il n’intervenait qu’en cas
de panne ou d’incident, tandis que nous étions en permanence en contact avec le
minerai », explique-t-il, entre deux crises de toux.
Si les anciens mineurs nigériens ont souffert des mêmes
pathologies que celle qui a emporté Serge Venel, une action juridique
d’envergure serait envisageable pour obtenir réparation.
« S’ils dédommagent la veuve de Serge Venel, nous
sommes des milliers de personnes au Niger à partager son sort, en pire »,
avertit Boureima, qui attend avec impatience le résultat du procès en appel,
qui aura lieu le 4 Juillet 2013 à la Cour d’appel de Paris.
Ce procès servira-t-il la cause des travailleurs
nigériens ? « La jurisprudence du Tribunal des Affaires de sécurité
sociale de Melun pourrait parfaitement être transposée (…). Dans ce cas, la
juridiction compétente serait le Conseil de Prud’hommes, en considérant, comme
l’a fait le tribunal de Melun, que la société Areva était leur co-employeur.
Cette demande pourrait être présentée par les travailleurs eux-mêmes ou par
leur famille en cas de décès », explique l’avocat Jean-Paul Teissonnière,
spécialisé sur ces questions.
Toujours aucune trace de maladie liée à l’uranium
Une véritable bombe à retardement qu’Areva s’est empressé de
désamorcer en créant en décembre 2010 l’Observatoire de Santé de la région
d’Agadez (OSRA), en réponse aux revendications croissantes de la société civile
d’Arlit, de Médecins du Monde et de l’association Sherpa. Ces ONG dénoncent
depuis 2003 les atteintes à l’environnement et à la santé des travailleurs des
mines d’Areva au Gabon et au Niger. L’objectif : offrir « un suivi
post-professionnel des anciens collaborateurs exposés à l’uranium »,
décrit Areva sur son site internet. Avec une consultation médicale – examen
clinique, radiographie pulmonaire pour ceux exposés au minerai, analyse
sanguine – tous les 2 ans. L’OSRA doit également assurer un suivi sanitaire des
populations de la zone minière, avec une analyse des données indépendantes et
scientifiques (registres médicaux des maladies constatées, rapports des
hôpitaux, études de cas…) disponibles. Et doit conduire « une étude sur la
mortalité des mineurs de 1968 à 2005 afin d’assurer une totale transparence sur
l’impact sanitaire de l’activité minière actuelle et passée ».
Transparence, donc. Mais après un an de consultations
médicales, toujours aucune trace de maladie liée à l’uranium ! « Nous
avons relevé quatre dossiers problématiques, dont deux révélant des anomalies.
Après analyse, le comité médical de l’OSRA a indiqué qu’il n’y avait pas de
lien avec l’exposition à l’uranium, mais nous avons souhaité les prendre en
charge tout de même. Et là, on entre dans l’action de santé publique, car on
leur un offre un suivi médical, même s’il s’avère qu’ils n’ont pas de maladie
professionnelle », se félicite Alain Acker, directeur médical d’Areva.
Le sable, plus dangereux que l’uranium...
Dans un rapport [3], Greenpeace met pourtant en évidence une
pollution radioactive dans l’air, dans l’eau et dans les nappes phréatiques, et
un manque de sensibilisation de la population à Arlit, où « le taux de
mortalité des maladies respiratoires (16%) est deux fois plus élevé que la
moyenne nationale (8,5%) ». Areva réagit en publiant son propre rapport,
Areva et le Niger, un partenariat durable. On y apprend que « la
communication de Greenpeace repose essentiellement sur les peurs du public et
la désinformation », tandis que les affections allergiques sont dues
« aux actions agressives du sable pour les yeux et les poumons et non à
l’activité minière comme le laisse supposer Greenpeace » !
Quand le journaliste Dominique Hennequin revient du Niger et
du Gabon avec un reportage à charge, Uranium, l’héritage empoisonné, diffusé
sur la chaîne Public Sénat, il est rappelé à l’ordre par le porte-parole
d’Areva pour avoir osé affirmer que l’accueil organisé par la société minière
lui rappelait la Corée du Nord… Mais comment parler de transparence, quand
l’OSRA est financé à 100 % par Areva ? « Moins d’un tiers des
anciens travailleurs des mines a été recensé : 472 à Arlit et 39 à Agadez.
Sur ce tiers, seule une centaine a reçu une visite médicale, décrit Cissé
Amadou, l’ancien cadre de la Somaïr.
Opération de communication
« Le pire, c’est que les visites ont été supervisées
par le docteur Barazé, médecin de la Cominak pendant des années.
Comment un docteur qui n’a jamais relevé de pathologie liée
à l’irradiation chez des ouvriers, qui ont tous trépassé deux ans après leur
départ de la mine, pourrait revenir sur son diagnostic
aujourd’hui ? », poursuit Cissé Amadou. Après trois ans de
partenariat avec l’OSRA, l’association Sherpa a annoncé le 18 décembre 2012 son
retrait.
Pour l’ONG, la nouvelle direction d’Areva a « réduit
pour l’essentiel l’exécution des accords à une opération de communication,
sinon d’affichage. ». L’avenir de ce « dialogue exemplaire et sans
précédent entre des Autorités nationales, les organisations non
gouvernementales (ONG) et un partenaire industriel responsable », selon
les mots d’Alain Acker, directeur médical d’Areva, semble bien compromis.
Pour Bruno Chareyron, de la Criirad, le suivi
post-professionnel de l’Observatoire de santé est de toute manière biaisé,
Areva ne prenant en compte qu’une « liste périmée et incomplète » de
maladies professionnelles induites par la radioactivité, estime l’ingénieur.
« Les connaissances actuelles sur les effets des expositions chroniques à
de faibles doses de rayonnement montrent que les atteintes à la santé
concernent de nombreux types de cancers et l’ensemble des fonctions vitales. Il
peut s’agir d’atteintes cardiovasculaires, de maladies rénales ou d’affections
neurologiques, et pas seulement de cancer broncho-pulmonaire, de sarcome osseux
ou de leucémie. » Autant de mots posés sur les maux d’Islam, qui souffre
de « lourdeur dans la joue, la main et le genou droit », de Mamane, à
moitié paralysé, d’Aboubacar Ilitimine, foreur à la Somaïr depuis 1976, qui
souffre d’insuffisance rénale… Comme de nombreux anciens travailleurs miniers
nigériens.
Ces anciens travailleurs pourraient aussi faire jouer leur
« préjudice d’anxiété », pour obtenir des dommages et intérêts, comme
ceux reconnus [4] pour les salariés non malades exposés à l’inhalation de
poussières d’amiante. « Dans l’hypothèse où le lien de causalité serait
trop difficile à établir, nous pourrions envisager devant le Conseil de
Prud’hommes des demandes au titre du préjudice d’anxiété lié à une exposition
fautive à la radioactivité, dans des conditions de danger que l’employeur, en
l’occurrence Areva, ne pouvait ignorer », expose Jean-Paul Teissonnière.
L’avocat, spécialisé sur les questions sanitaires vient d’obtenir entre 5.000
et 30.000 euros de dommages et intérêts pour les salariés de la société Eternit
non malades exposés à l’amiante. Qu’elle soit juridique ou politique, la
solution qui permettra aux anciens travailleurs miniers nigériens d’obtenir une
prise en charge médicale doit être trouvée au plus vite.
Emmanuel
Haddad
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